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OPINION | On ne peut pas éviter le pouvoir hiérarchique car il est inhérent au contrat de travail. Pour que chacun puisse donner le meilleur de lui-même, il convient de séparer les pouvoirs – constitutionnel pour le travail et hiérarchique pour le contrat de travail.
Depuis de longues années, je suis fasciné par ce constat. Chacun, une fois franchi le seuil de l’entreprise où il travaille, se révèle moins bien que lui-même. Alors même que dans le cadre de sa vie privée chacun démontre sa capacité à trancher et à assumer ses responsabilités – élever ses enfants, acheter une résidence principale, se constituer un patrimoine – au sein de l’entreprise la différence est criante. Prioriser, décider en responsabilité devient une démarche inaccessible pour beaucoup. La faute à un modèle d’organisation hiérarchique dont le lien de subordination entre le hiérarque et ses subordonnées est l’ADN. Parce que tant qu’il y aura un contrat de travail, il y a aura lien de subordination et hiérarchie explicite; il n’y aura pas de vraie responsabilisation de chacun au sens de l’accountability dont parlent nos amis anglophones.
Chacun est moins bien que soi dans un modèle hiérarchique
Encore il y a quelques semaines, une conversation avec un dirigeant d’un grand groupe français a été l’occasion pour moi d’observer l’incapacité de beaucoup à cheminer vers l’empowerment et l’accountability pourtant vivement souhaités au sein des entreprises, y compris et surtout par le patron. Une fois encore, dans cette entreprise comme dans tant d’autres, on peut observer des employés qui, la porte franchie, se révèlent moins bien qu’eux-mêmes. C’est comme si la « membrane juridique » qui vient les envelopper, faisait apparaître des professionnels qui sont un pâle reflet de ce qu’ils sont en réalité, en dehors de l’entreprise, dans leur vie privée.
Une situation que j’ai pu moi-même observer tout au long de ma carrière et notamment lorsque j’étais dirigeant d’entreprise. Sans le dire, de nombreux collaborateurs ne se sentent pas utilisés de façon optimale, à leur juste valeur. À ce titre, ils ont parfaitement conscience d’être moins bien qu’eux-mêmes. Dans l’entreprise, ils sont une version dégradée d’eux-mêmes. C’est en tout cas, une situation que j’ai pu observer au sein de mon COMEX lorsque je dirigeais une filiale du groupe VW. Inhibé par l’organisation hiérarchique en place et assujetti rien que par mon titre de président, chacun se sentait contraint, limité implicitement par un « effet de cour » qui met en lumière le patron mais garde les autres – même membres du COMEX – sous l’éteignoir. Contraints par le lien de subordination qui les lient à ce supérieur hiérarchique vis-à-vis duquel ils ne peuvent être qu’inférieurs.
Une situation d’autant plus problématique qu’en dehors de l’entreprise, tous se disent et se sentent bel et bien responsables. Hors l’entreprise, aucun n’a de supérieur hiérarchique et ne se voit limité que par un cadre de lois identiques pour tous.
On le voit, ce sentiment d’être moins bien que soi-même est bien la conséquence de la pyramide hiérarchique, elle-même un résultat de la persistance du contrat de travail et du lien de subordination qu’il induit. Disons-le, il est inutile de chercher à nier l’existence de la hiérarchie. Tout peut être fait, tant qu’il y a un contrat de travail, il y a hiérarchie et pyramide hiérarchique au sein de l’entreprise. Dans ces conditions, la hiérarchie demeure une limite, un frein à l’empowerment et l’accountability puisque tous deux sont contradictoires avec le lien de subordination.
Ainsi, Sarah, responsable communication d’une PME, responsable en théorie de la newsletter que l’entreprise adresse à ses clients, dans le système hiérarchique, n’en est pas vraiment responsable. Sa responsabilité reste une illusion. Le vrai et seul responsable est son patron, auto déclaré rédacteur en chef, seul habilité à modifier et à valider ce travail. Sarah ne tardera pas à se décourager. À moins qu’une solution soit trouvée pour faire coexister, une fois pour toutes, ce qui relève de la hiérarchie et ce qui relève de l’organisation du travail.
Rendre explicite la hiérarchie pour la transcender
Pour sortir de l’impasse, il convient de regarder la réalité en face. Le constat est sans appel. Toutes les approches observées et testées vers de nouveaux modes d’organisation ne font jamais face à la pyramide hiérarchique. Pire, elles font même en sorte de l’occulter, elle et l’ensemble de ses effets pervers.
En réalité, puisqu’on ne peut s’en défaire, il est essentiel de faire en sorte de la rendre transparente, explicite. Une démarche qui doit permettre de distinguer le lien hiérarchique entre des personnes, de l’organisation du travail en tant que telle. Pour ce faire, la pyramide, qui fait partie de la réalité, doit donc être traduite de façon explicite, pour être en mesure d’en circonscrire ses effets contraires à l’empuissancement des personnes. Mais comment procéder ?
Afin de mener à bien ce travail, il convient d’abord de s’interroger sur ce qui fait, ce qui fonde une pyramide hiérarchique. À ce titre, on peut distinguer deux éléments constitutifs. Tout d’abord, le lien de subordination qui est ce trait vertical qui lie chacun à son supérieur hiérarchique. Ensuite, la pyramide hiérarchique se veut aussi être une description de l’organisation du travail et des équipes, ce fameux « râteau » où chacun se retrouve au sein d’une branche : RH, finance, production, etc.
Une fois ce travail accompli, il convient de distinguer structurellement la question de la gestion du contrat de travail entre l’employeur et ses employés, de la question de l’organisation du travail et des équipes. D’un côté, un contexte spécifique, un cercle où l’on retrouve le travail qui consiste à gérer les contrats de travail avec chaque employé par son hiérarque. On y retrouve la plupart des fonctions dites RH, conséquence de l’existence des contrats de travail : recrutement, paie, évaluation, formation, etc. De l’autre, un contexte de pouvoir constitutionnel, qui organise – sous forme de cercles et de rôles – contient et distribue tout le travail requis pour mettre en œuvre les activités et les métiers de l’entreprise : vendre, produire, livrer, etc.
Empuissancement versus empowerment
Si le terrain organisationnel et la structure du pouvoir sont maintenant sains, le processus d’empuissancement peut prendre du temps et se fait au rythme de chacun. D’autant que, puisque la dimension hiérarchique perdure du seul fait du contrat de travail et du lien de subordination qui en résulte, un biais, un réflexe hiérarchique continuera à avoir la vie dure, même si l’on a pris le soin de bien séparer les contextes. Ce nouveau modèle mental de séparation des pouvoirs constitutionnel et hiérarchique, nécessitera accompagnement et pratique pour être capté par tous. Néanmoins, expliciter et circonscrire cette dimension hiérarchique, permet de donner vie à un environnement de travail, de droit constitutionnel où tous sont égaux en droit et devoir, à l’instar de ce à quoi tous sont habitués en dehors de l’entreprise. La nouvelle structure ne renforce plus les comportements de victime dans cet environnement où l’empowerment venait d’en haut et se faisait à contre-courant des anticorps structurels. L’empuissancement de chacun peut maintenant se faire, chacun à son rythme et surtout, avec moins d’effort parce que dans le sens du courant. À contrat de travail constant, la voie vers le self-management s’ouvre enfin !
Chacun y va à son propre rythme et n’a plus besoin de faire valider son travail. Chacun est accountable dans ses rôles. Sarah n’a plus à solliciter son patron. Ni pour corriger, ni pour valider son travail. Sur le modèle de ce qui se passe à l’extérieur, l’entreprise devient une structure de droit où chacun est enfin en mesure d’être aussi bien que lui-même, de donner le meilleur de lui-même.
Le rêve de Tony Hsieh auteur de Delivering Happiness
C’est cette réflexion qui a conduit en 2013 Tony Hsieh, CEO de Zappos, à s’inspirer de la ville pour développer et transformer son organisation. « La recherche montre que lorsque la taille d’une ville double, l’innovation et la productivité par habitant augmente de 15 %. Mais, lorsque la taille des entreprises augmente, l’innovation et la productivité par employé tend généralement à baisser. Aussi, nous sommes en train de chercher à structurer Zappos plus comme une ville que comme une société bureaucratique. Dans une ville, les gens et les commerces s’auto-organisent. Nous essayons de faire la même chose en passant de la structure hiérarchique habituelle à un système appelé Holacratie, qui permet aux employés d’agir plus comme des entrepreneurs et d’auto déterminer leur travail au lieu de s’en référer à un manager qui leur dit ce qu’il faut faire “. Mais même avec un management constitutionnel de type Holacratie, il subsiste un angle mort. Dans la ville, il n’y a pas de lien de subordination. Dans l’entreprise, il faut en plus réussir à neutraliser le lien de subordination.
Pouvoir constitutionnel et pouvoir hiérarchique sont distingués et co-existent
D’un pouvoir hiérarchique qui fusionne hiérarchie et organisation du travail, l’entreprise va vers un pouvoir constitutionnel et circonscrit le lien de subordination.. Elle sépare et fait coexister un pouvoir hiérarchique et un pouvoir constitutionnel. Elle crée les conditions vertueuses pour que tous puissent s’empuissancer.
Une nouvelle compétence devient nécessaire. Celle d’un architecte qui consiste à concevoir une structure qui embrasse ces deux formes de pouvoir, constitutionnel et hiérarchique. Une constitution, comme celle d’Holacratie, avec des mécanismes qui s’appuient sur les « 3P ». Celui de la protection donnée par ce cadre : tout ce qui est attendu est explicite ; tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. Celui de la permission qui donne pleine autorité à chaque rôle. Et celui de la puissance inédite qui découle des deux « P » précédents et qui autorise chacun à prendre des actions hors de ses rôles s’il l’estime légitime.
S’il semble illusoire de vouloir se débarrasser de la pyramide hiérarchique du fait de l’existence du lien de subordination, il est essentiel de vouloir la transformer pour aller vers le self-management. Pour y parvenir à contrat de travail constant, une seule voie. Circonscrire le lien de subordination en distinguant les pouvoirs sur les personnes employées, des pouvoirs sur le travail. Pouvoir constitutionnel et pouvoir hiérarchique une fois distingués peuvent coexister. Le manager est alors libéré de cette voie sans issue qu’on appelle “empowerment”. L’empuissancement devient à la portée de tous.
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