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Au-delà des nécessités de transformation organisationnelle, l’entreprise doit prendre une nouvelle place dans la société du capitalisme. Une place davantage politique, mais sans se substituer au politique pour autant. C’est ce que pense Éric Delannoy Président-fondateur de Tenzing, cabinet de conseil en stratégie opérationnelle et transformation managériales, Éric Delannoy est aussi l’auteur de “Plaidoyer pour une autre entreprise” (avec Didier Rousseau – 2012, Scrineo).
Amplifions le dialogue politique-entreprise
“Que les entreprises soient moins rentables pour que les gens soient plus heureux” ne poserait aucun problème à Éric Delannoy. Il est pour lui évident que si l’autonomie, la confiance en autrui et en soi étaient généralisées, chacun donnerait le meilleur de lui-même et le monde irait mieux.
Par extension, Éric Delannoy évoque cette étude de France Stratégie qui estime à 150 milliards d’euros le coût de la discrimination, symbole du manque de confiance qui provoque un immense gâchis de talents. Mais si l’étude avait montré le contraire, qu’il est rentable de discriminer, de verrouiller, que ferait-on ? Encouragerait-on la discrimination ?
Il estime que “mesurer économiquement tout ce qui relève d’une mission d’intérêt général est une erreur. L’économisme qui consiste à chiffrer en euros tout ce qui relève de la vie donne à penser que les valeurs humanistes auraient un prix.”
Repenser l’évaluation de l’économie
On le sait, les mesures fondamentales du PNB, la pure addition comptable des richesses, sont biaisées. Les travaux de Joseph Stiglitz et d’autres sur ce point sont loin derrière nous ; la “Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social” a été créée en 2008. Et depuis, où sont les changements ?
Quelles sont les forces qui façonnent les marchés ? Sur quelles logiques d’entreprise s’appuient les recommandations d’analystes ? Comment ces derniers sont-ils formés ?
“Ils ont 27 ans, sortent de bonnes écoles de commerce, ont appris la micro-économie et ne valorisent que les résultats des entreprises au sens où on les a enseignés”, c’est à dire comptablement. Coca-Cola a supprimé ses conférences analystes mensuelles, pour les rendre trimestrielles, et favoriser les actions durables sans subir la pression des marchés. Une démarche qu’on aimerait voir se multiplier.
Il est grand temps de former des analystes qui sachent prendre en compte les paramètres sociaux, environnementaux, mais deux obstacles majeurs se dressent : la subjectivité de ces critères qui s’amplifie lorsqu’on les projette à l’international, et la remise en cause des classements qui ne sont pas au goût de toutes les nations.
Pour survivre, le capitalisme doit changer
Qu’elle en ait fait sa mission ou non, une entreprise a un impact social et environnemental par le simple fait qu’elle existe. Elle se doit d’en prendre conscience et de faire en sorte que cet impact soit objectivé puis orienté positivement. Un mouvement s’installe aujourd’hui en ce sens, et va sans nul doute prendre de l’ampleur. On peut compter sur cette amplification, ce mouvement n’étant pas le résultat d’un angélisme passager, d’un social-washing opportuniste, mais d’un mouvement de survie du monde capitaliste. Le modèle de production de masse a permis de sortir la majorité de la population de la pauvreté, ce qui s’est largement fait au détriment de l’environnement, autre débat. Sur le plan purement humain et social, le fruit de cette production est accaparé par une minorité. La fracture sociale qui en résulte met en danger la continuité du système, et s’il veut assurer sa survie, le capitalisme doit se transformer en profondeur. Cette transformation ne doit pas se concrétiser par du “capitalisme généreux”, expression condescendante qui limiterait l’action à des investissements ciblés ou du mécénat, et ne change en rien les règles. La transformation du capitalisme passe par les entreprises, qui doivent dépasser leur simple logique de profit.
Réinventer sa légitimité
Le politique puise sa légitimité dans le peuple par l’intermédiaire des élections. L’entreprise tire sa légitimité des actionnaires et des dirigeants, qui axent trop souvent la mission de l’entreprise sur la pure rentabilité financière. En conséquence, le seul dialogue entre l’état et les entreprises est l’impôt, un transfert financier, qu’on ne qualifiera pas de monologue de par l’existence d’incitations fiscales, subventions ou autres.
Comment mettre davantage en cohérence l’action publique et l’action entrepreneuriale ? Et donner à l’entreprise une légitimité plus étendue que sa simple rentabilité.
En prenant par exemple en compte la qualité politique d’une entreprise c’est-à-dire les impacts implicites ou explicites de ses modes de production, de fonctionnement et de management, sur à la fois le bien commun ou le vivre ensemble, incluant, son impact sur l’environnement La stratégie RSE imprègne alors le cœur du modèle métier de l’entreprise et l’action publique consacrée à relever les défis sociétaux et environnements se fait dans une collaboration réinventée (contrôle et supervision revus, accès aux marchés publics privilégiés, fiscalité spécifique, co-financements,…) avec les acteurs privés.
“L’employeur-abilité”
Image miroir de l’employabilité d’un individu, qui cultive des compétences pour répondre aux besoins d’une entreprise, le concept “d’employeur-abilité” : la capacité d’une entreprise à s’organiser pour mieux accueillir les individus, en termes de management, de formation, d’organisation territoriale…
Les entreprises doivent entrer en dialogue avec la politique. Un dialogue de partage : les impôts, les subventions. Un dialogue de réglementations, qui inclut les sanctions. Un dialogue de construction, de répartition des rôles, où le politique se met en résonance avec des moyens privés, en délimitant le périmètre. Il ne s’agit pour autant pas pour l’entreprise de se substituer au politique, elle n’en a pas la légitimité. N’oublions pas qu’aussi bien intentionnée que soit la démarche d’une entreprise, elle restera en quelque sorte un individu, et l’intérêt d’un individu ne saurait remplacer l’intérêt général.
L’entreprise est plutôt, selon Eric Delannoy, “un instrument de façonnement de la société à la main du politique, et pas l’inverse”. Car l’entreprise, en mettant en son cœur, l’épanouissement de l’individu, en ne confondant pas productivité et productivisme, en répartissant mieux la création de valeur, et pourquoi pas en développant la démocratie au sein de sa gouvernance (sur le modèle mutualiste), est le lieu de construction du vivre ensemble et de la création de valeur(s) commune(s). Mais l’entreprise, structure amorale par essence, doit se plier au cadre de valeur décidé par et pour les citoyens.
Le contre-exemple des GAFA
L’inverse, concrètement ?
Éric Delannoy est plus que sceptique sur les bonnes intentions des GAFA et de leurs investissements pharaoniques. Pourquoi Google distribue-t-il de l’argent aux associations ? Serait-ce pour faire en sorte que tout passe par eux dans le cadre de la numérisation de la société, “de manière à ce qu’on ne s’interroge même plus sur la légitimité de Google à entrer dans nos vies” ?
Quant aux investissements d’Amazon ? Serait-ce du pur social-washing quand on considère la façon dont sont traités les collaborateurs, notamment “dans une espèce de nouveau salariat qui prend les traits d’un esclavage moderne, dans lequel les différentes fonctions, comme la livraison sont externalisées”.
Les GAFA représentent pour Eric Delannoy, le capitalisme de contrôle, et il suffit de considérer leur façon de pratiquer l’optimisation fiscale pour se convaincre que non, ils ne sont pas en résonance avec le politique, avec les besoins de la société.
Observer des pouvoirs publics courir derrière ces impôts qu’ils estiment légitimes, c’est effectivement l’inverse de ce qu’on pourrait espérer d’un dialogue entreprise-politique.
Cette interview, réalisée par Luc Bretones, organisateur de l’événement “The NextGen Enterprise Summit” avec Holaspirit, Maif, Manpower et OCTO Technology, et président de l’Institut G9+, est extraite d’un livre en préparation sur les dirigeants de 30 pays ayant mis en œuvre de nouvelles formes de gouvernance, ré-engagé leurs forces vives autour d’une raison d’être fédératrice ou encore expérimenté une innovation managériale majeure.
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