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Le compromis fordiste qui acta « l’acceptation » de l’organisation scientifique du travail et de ses inconvénients par les salariés, qui symboliquement mais aussi concrètement donna pendant plusieurs décennies un blanc-seing aux dirigeants et aux actionnaires, le pouvoir de présider seuls aux destinées des entreprises avec comme contrepartie un certain nombre d’avantages (« partage » de la valeur et plus tard, l’assurance chômage et quelques garanties spécifiques), a fait son temps.
Ces dernières années, les dérives de certaines entreprises (licenciements boursiers, exploration intensive des ressources naturelles, law shooping ou la possibilité pour les entreprises de choisir pour investir ou pour se protéger de poursuites un Etat en fonction de sa justice …) couplées à la crise écologique, aux évolutions sociales et sociétales, aux disparités de revenus dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, battent en brèche l’absolutisme d’une entreprise sans feu ni lieu et d’un management comme « technique de pouvoir du propriétaire ». Désormais, les desseins d’une entreprise socialement et sociétalement responsable émergent et dessinent les contours d’un nouveau paradigme économique et managérial. Il s’agit d’une entreprise qui jouerait enfin pleinement son rôle institutionnel c’est-à-dire « politique » dans le sens premier du terme, celui qui l’enjoint à se situer et à agir dans un contexte économique, social, sociétal et environnemental afin de « ne pas perdre le sens des ensembles ». Dans cette optique, la mise en œuvre d’une gestion située qui laisse aux communs et à l’incalculable une juste place devient une exigence difficilement négociable.
Ainsi, nous avons vu apparaitre une sorte de concours Lépine de la bonne volonté pour transformer les entreprises et le management. Ces « belles » et « bonnes » idées sont rarement performatives car la bonne volonté ne suffit pas pour changer le réel. L’acte en soi de gouverner les hommes n’a que rarement des effets directs sur le réel. C’est un acte médiatisé. Une médiation à bon escient requiert de penser les conditions de possibilités qui rendent le terreau favorable. Lorsque les conditions ne sont pas réunies, les velléités d’action voire de transformation sont inexorablement vouées à l’échec.
Voici quelques illustrations de ce que j’appelle l’effet Faber c’est-à-dire les limites de la bonne volonté ou l’absence de réflexion et d’action sur les conditions de possibilités. L’affaire Danone avec l’éviction du PDG charismatique de l’entreprise Emmanuel Faber sous la pression de fonds d’investissement n’est pas juste une illustration des péripéties, des tribulations du jeune statut d’entreprise à mission, elle est selon moi, une illustration parfaite des limites de la bonne volonté en entreprise, instrument qui s’avère insuffisant face à un réel de plus en plus complexe et inhospitalier pour les vœux pieux.
- Le statut d’entreprise à mission ne suffit pas pour rendre l’entreprise responsable: Quoi de plus normal que de commencer ce « hall of fame » de l’humanisme verbal par ce qui a inspiré cet article. Ne nous méprenons pas, le statut d’entreprise à mission est bien sûr une vraie avancée dans la prise en compte par les entreprises de leur rôle politique comme une des institutions centrales dans la société. Néanmoins, il serait bien naïf de croire qu’un statut aussi symbolique qu’il soit, suffit pour changer les fondamentaux de l’entreprise. Ceux qui doivent être convaincus, ce sont les actionnaires actuels et futurs de l’entreprise. Comment une entreprise peut-elle être responsable sans que les actionnaires présents et futurs le soient ? Comment convaincre les actionnaires d’être responsables sans un état qui prend ses responsabilités par exemple en incitant fortement à l’utilisation d’une comptabilité inclusive c’est-à-dire une comptabilité qui intègre les enjeux environnementaux et sociaux dans les bilans comptables ou en mettant en place des protections juridiques appropriées contre les potentiels raids d’investisseurs « non-éthiques » ? L’histoire du statut d’entreprise à mission n’est pas encore totalement écrite mais je ne doute pas que sa pérennité et son efficacité passeront par la mise en œuvre des conditions effectives de « production » d’une entreprise responsable, fruit d’une conjonction de volontés mais aussi d’instruments juridiques et organisationnels non optionnels. Cela devrait permettre à l’avenir de contrer cet effet Faber qui aura néanmoins marqué une prise de conscience des pouvoirs publics et des citoyens du chemin restant à parcourir pour mettre en œuvre les conditions de possibilités d’une entreprise réellement responsable.
- La volonté répétée de transformer l’enseignement dans le supérieur pour « reformer » les esprits face à la crise du capitalisme reste un vœu sans suite : Depuis au moins la crise financière de 2008, reformer l’enseignement dans le supérieur pour mieux former les étudiants, futurs acteurs de l’entreprise, aux défis actuels et à venir, est un objectif louable mais la volonté seule ne suffit point. En effet, comment reformer l’enseignement en continuant et en accélérant la mise en œuvre de la pédagogie par la compétence ? N’oublions pas que la compétence, c’est « la possibilité, dans le respect des règles d’un code, de produire librement un nombre indéfini de performances imprévisibles, mais cohérentes entre elles et adaptées à la situation » (Olivier Reboul). Dès lors, la compétence n’est rien d’autre que le potentiel pour satisfaire une tâche donnée dans le respect des instructions. Ainsi, la compétence est un artefact qui continue une certaine logique taylorienne par d’autres moyens. Il semble bien difficile de reformer les esprits, de les rendre plus libres pour soutenir, penser des actions situées par des moyens qui annihilent toute puissance d’expansion : pour penser, il faut être capable de discernement, de « critiquer » la tâche, c’est-à-dire ne pas s’y adapter mais la dépasser en la mettant en perspective dans un environnement situé (économique, politique, social) sans oublier les visées axiologiques et éthiques. Penser, c’est bifurquer disait feu Bernard Stiegler. Toujours, dans cette velléité de reformer l’enseignement dans les écoles du supérieur, un nouveau mantra a vu le jour : hybridation des disciplines. L’hybridation des disciplines est pour moi un non-sens car lorsque toutes les disciplines seront hybrides, il n’y aura plus qu’une seule discipline : c’est de la dialectique élémentaire. C’est illusoire. L’esprit humain a besoin de partitionner pour finement analyser et de relier pour comprendre (la fameuse reliance si importante pour Edgar Morin). La reliance, ce n’est pas une hybridation des disciplines. C’est la diplomatie des disciplines. En management par exemple, la diplomatie des disciplines permet d’une part, de déconstruire les fictions managériales à la lumière des corpus de connaissances disponibles en sociologie, en psychologie du travail et des organisations, en anthropologie, bref tout corpus de connaissances pouvant éclairer l’action collective ; d’autre part, d’enrichir le corpus de connaissances en management (charge sémantique, symbolique et concrète). Une telle entreprise a un double objectif : réintroduire de la complexité c’est-à-dire la réalité dans la compréhension de l’action collective en entreprise ; User de cette complexité non pas comme un frein à l’action mais comme le lit de toute action ancrée dans le temps et productrice de sens. On est bien loin d’une initiation à la philosophie ou à la sociologie (pour ne citer que ces disciplines) estampillée « hybridation des disciplines ».
- Malgré les appels à la responsabilisation des collaborateurs, ces derniers continuent de se heurter à des dispositifs de gestion castrateurs : Face à une capacité d’innovation qui est de plus en plus ascendante (les salariés ou les utilisateurs d’un service/produit peuvent être porteurs d’innovations profitables) et à l’exigence de sens dans le travail, responsabiliser les collaborateurs est devenu le leitmotiv d’une volonté réformatrice des rapports sociaux, organisationnels au sein des entreprises. Comme le dit la philosophe Simone Weil, « l‘initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine…. La satisfaction de ce besoin exige qu’un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu’il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n’a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu’on la lui fasse connaître, qu’on lui demande d’y porter intérêt, qu’on lui en rende sensible la valeur, l’utilité, et s’il y a lieu la grandeur, et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend. Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée ». Néanmoins, en entreprise, une fois de plus, la seule volonté ne suffit pas pour responsabiliser les collaborateurs. En effet, concomitamment à cette velléité de responsabilisation, les collaborateurs n’ont jamais été aussi corsetés par des processus, des procédures, des consignes. L’abstraction est à son firmament, le travail prescrit phagocyte la complexité du réel du travail. La résistance du réel pourtant théorisée dans bon nombre de disciplines dans les sciences humaines et sociales est balayée d’un revers de main par la simplicité prescriptive et par un pragmatisme qui n’est que pure abstraction malgré le prix à payer : activité empêchée, non reconnaissance de soi dans le travail exécuté, non accomplissement de soi, problèmes de santé mentale… La rationalisation des gestes avec le travail organisé de la matière est désormais complétée par la rationalisation de la subjectivité (Joyce Durand-Sebag). Comme jadis avec le taylorisme matériel, la responsabilisation est antinomique avec le taylorisme immatériel. L’infantilisation des collaborateurs dans beaucoup d’entreprises est un truisme.
- Des valeurs (de l’entreprise) proclamées à cor et à cri mais qui continuent de surplomber le travail effectif ont comme destin d’avoir toutes les qualités sauf celles d’exister: Rares sont les entreprises qui disent ne pas agir suivant des valeurs. La proclamation des valeurs semble être aujourd’hui une des réponses au désengagement des travailleurs voire le ras-le-bol managérial, pointé par bon nombre d’études ces dernières années alors même que les entreprises s’évertuent à améliorer les conditions de travail. Cependant, très souvent, les valeurs sont proclamées dans une optique performative comme s’il suffisait d’exhiber des valeurs pour légitimer toute entreprise de production de biens et de services nonobstant la qualité éthique, écologique, sociale présente dans l’exécution des actions de production. Une telle utilisation des valeurs est problématique à plus d’un titre. D’une part, il serait naïf de penser qu’une quelconque proclamation de valeurs serait performative au-delà du discours. La volonté d’afficher des valeurs ne suffit pas à matérialiser lesdites valeurs et à les faire exister dans la pratique. Les valeurs n’émergent que dans l’action. Des valeurs déconnectées de la pratique ne sont rien d’autres que les attributs d’une propagande qui ne dit pas son nom, pardon d’un storytelling, vocable souvent préféré de nos jours à celui de propagande. D’autre part, des valeurs proclamées sans une assise dans les faits, c’est parier sur un certain daltonisme des collaborateurs, ces « grands enfants » incapables d’analyser leurs vécus par rapport aux valeurs portées par les discours. Un tel pari ne peut que soutenir un désengagement franc et net des collaborateurs si ce n’est pas un cynisme amusant et destructeur du lien social et de la confiance, lesquels sont pourtant essentiels pour l’action collective en entreprise.
En conclusion, on peut dire que l’effet Faber ou les limites de la bonne volonté traduit un certain opportunisme méthodologique et un pragmatisme essentiellement langagier, fortement ancrés dans les entreprises. C’est l’expression de la non prise en compte de la systémique qui sous-tend toute activité de gestion mais aussi d’une vision simplificatrice de l’Homme le réduisant à sa seule dimension de travailleur : exit le citoyen, l’être social et l’être sensitif. Aujourd’hui avec des citoyens (et donc des travailleurs) de plus en plus conscients de leur pouvoir d’agir car sortis de l’état néoténique dans lequel les reléguait le compromis fordiste doublé d’un storytelling inspirant mais non incarné, l’entreprise est appelée à assumer de manière concrète son rôle politique. Il s’agit de dépasser la « culture de commerçants » dont parlait Nietzsche et pour laquelle la « question des questions », c’est de savoir « quelles personnes et combien de personnes consomment cela ? » et d’autre part d’engager un travail de décolonisation d’un sens commun en entreprise devenu purement instrumental. Un tel travail incombe à tout un chacun mais surtout aux producteurs « professionnels » de savoirs (l’académie, les prestataires de services intellectuels…). Il est temps de rompre avec l’abstraction pour que le réel devienne réalité en entreprise. Cela passera certainement par un remodelage de l’épistémè de l’entreprise, sans quoi, l’effet Faber a de beaux jours devant lui et nous continuerons à bricoler dans l’incurable.
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