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Pour une grande partie des Birmans, Facebook apparaît comme le synonyme d’Internet. Et pour cause, dans ce pays d’Asie du Sud-Est, coincé entre la Thaïlande et la Chine, le réseau social américain compte plus de 18 millions d’utilisateurs au sein d’une population de 53 millions d’habitants. Fortement adoptée par les Birmans, la plateforme a connu un envol spectaculaire à partir de 2014, année lors de laquelle la junte militaire, au pouvoir depuis le coup d’État de Ne Win en 1962, a décidé d’assouplir les restrictions sur l’utilisation des téléphones portables.
Si la démocratisation des terminaux mobiles aurait pu permettre aux Birmans de s’ouvrir davantage au monde, il n’en a rien été en réalité pour deux raisons. Tout d’abord, la plupart des utilisateurs ne maîtrisent pas les codes de la navigation en ligne. «Facebook est devenu une sorte d’Internet de facto en Birmanie», a indiqué au New York Times Jes Kaliebe Persen, le patron de Phandeeyar, le principal centre technologique de Birmanie qui a aidé Facebook à se développer dans le pays. «Lorsque les gens achètent leur premier smartphone, l’application est pré-installée», ajoute-t-il. Dans ce contexte, difficile pour un Birman d’ignorer l’existence de Facebook.
Par conséquent, la population n’ayant pas reçu d’éducation numérique, elle est plus vulnérable aux fausses informations. Et c’est précisément sur cela que la junte miliaire a misé pour exercer sa propagande. Profitant de l’essor massif du mobile dans le pays ces dernières années, elle s’est ainsi appuyée sur ce nouveau canal de communication pour accentuer sa mainmise en Birmanie et surtout propager un discours de haine contre les Rohingyas, une minorité musulmane qui vit principalement dans l’ouest de la Birmanie, pays à 90% bouddhiste.
Une haine entre bouddhistes et musulmans qui remonte au XIXème siècle
Depuis l’arrivée au pouvoir de la junte militaire en 1962, ce groupe ethnique subit des persécutions constantes. Il leur est notamment reproché d’avoir épaulé l’armée britannique durant la première guerre anglo-birmane de 1824 à 1826. Ce soutien a conduit les indépendantistes birmans à les considérer comme des traîtres. La situation a continué à s’envenimer au gré du temps, notamment lors de la Seconde Guerre mondiale, qui a été le théâtre d’affrontements entre musulmans, soutenant les Britanniques, et bouddhistes, défendant de leur côté les Japonais. La rupture quasi-définitive entre les deux populations a été actée après la Seconde Guerre mondiale, les Rohingyas soutenant une nouvelle fois les Britanniques face aux Birmans pour éviter de se faire persécuter par ces derniers.
L’exclusion de cette minorité musulmane a pris un tournant encore plus dramatique en 1982 lorsque Ne Win, l’ancien commandant de la junte militaire, a décidé de retirer la nationalité birmane aux Rohingyas, au contraire des autres ethnies du pays qui peuvent toujours en bénéficier. La raison invoquée ? La nationalité est seulement délivrée aux peuples présents sur le territoire birman avant l’invasion anglaise de 1823. Depuis, la situation des Rohingyas n’a cessé de se dégrader, ces derniers n’ayant plus le droit de voter, d’accéder à certains emplois, ni même d’acheter une maison.
Aung San Suu Kyi, l’espoir déchu
Devenus apatrides et ne disposant pas de liberté de mouvement, les Rohingyas avaient repris espoir en 2015 lorsque la lauréate du prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi, avait mené son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, à la victoire aux législatives de 2015, avant d’accéder à une position lui octroyant les pouvoirs d’un premier ministre (les militaires ayant introduit une disposition constitutionnelle pour l’empêcher de devenir présidente).
Partisante de la réconciliation nationale et soutenue par la communauté internationale, Aung San Suu Kyi va pourtant se distinguer par son silence malgré sa nouvelle position à la tête de l’État birman. En effet, malgré la multiplication des exactions à l’encontre des Rohingyas, marquées par une répression particulièrement violente en août 2017, la dirigeante birmane n’a jamais condamné ces violences qui ont été commises par les militaires birmans et des milices bouddhistes. Totalement isolés, plus de 700 000 membres de cette minorité ethnique musulmane n’ont eu d’autre choix que de fuir la Birmanie en 2017 pour se réfugier au Bangladesh.
La junte militaire adepte de la méthode russe sur Facebook
Si l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi n’a pas changé la donne, peut-être que les réseaux sociaux, à commencer par Facebook, pouvaient aider les Rohingyas à se sortir de cette situation inextricable, de la même manière qu’ils ont joué un rôle central dans les révolutions du «Printemps arabe» en 2010 ? Cela n’a pas été le cas et c’est même tout l’inverse qui s’est passé.
Selon le New York Times, la junte militaire a en effet bien identifié la puissance de frappe de la plateforme de Mark Zuckerberg et a lancé dans ce cadre une campagne, basée sur la création de comptes trolls et de pages de divertissement populaires pour les inonder de commentaires incendiaires, de messages viraux à caractère politique, raciste et violent, ainsi que de fausses informations destinés à renforcer encore un peu plus les divisions entre musulmans et bouddhistes. Ces derniers suivent d’ailleurs les instructions de l’armée birmane en se livrant à des exactions et en prônant une parole hostile aux Rohingyas. Nathaniel Gleicher, à la tête de la cybersécurité de Facebook, a confirmé au quotidien américain avoir constaté des «tentatives claires et délibérées de diffuser de façon secrète une propagande directement liée à l’armée birmane». Cette stratégie rappelle la méthode employée par la Russie pour influer sur le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2016.
Facebook critiqué par l’ONU
Critiqué dans le monde entier depuis le scandale Cambridge Analytica, Facebook a vu la pression à son égard s’accentuer considérablement au cours de ces derniers mois concernant son implication dans la propagande contre les Rohingyas. En mars, l’ONU a notamment haussé le ton en accusant Facebook d’avoir joué «un rôle déterminant» dans la propagation de discours de haine en Birmanie, selon les conclusions des experts de droits de l’Homme des Nations unies qui enquêtent sur le génocide des Rohingyas sur le territoire birman.
«Facebook est utilisé pour transmettre des messages à la population mais nous savons aussi que les bouddhistes ultra-nationalistes ont leurs propres pages et se livrent à de l’incitation à la violence et à la haine contre les Rohingyas et d’autres minorités ethniques», avait déclaré l’enquêtrice Yanghee Lee devant le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU à Genève. «J’ai peur que Facebook se soit maintenant transformé en une sorte de monstre, et non en ce à quoi il était initialement destiné», avait-elle ajouté.
D’un modérateur parlant birman en 2014 à quatre fin 2015
Cet été, la diffusion d’une enquête de Reuters, baptisée «Hatebook», va dans le sens de l’ONU et apporte des précisions sur les tentatives du réseau social pour limiter la diffusion de contenus haineux en Birmanie. Ainsi, les journalistes de l’agence de presse ont découvert que la firme américaine, pourtant alertée par plusieurs ONG depuis 2013, n’a quasiment pas agi avant 2016.
Il faut dire que la modération des contenus dans ce pays d’Asie du Sud-Est était loin d’être optimale avec un seul modérateur parlant birman, basé à Dublin, en 2014 et à peine quatre fin 2015 alors que le réseau social comptait alors 7,3 millions d’utilisateurs en Birmanie. De plus, les outils de détection automatique des contenus haineux, sur lesquels Facebook mise pour se faciliter la tâche, rencontrent d’importantes difficultés en raison des caractères de la langue birmane qui peinent parfois à s’afficher de manière optimale sur l’écran.
Facebook, plateforme à réaction (trop tardive)
Si Facebook a augmenté son nombre de modérateurs sous-traitants parlant birman, la plupart travaillant depuis Kuala Lumpur, en Malaisie, nombreuses sont les ONG à considérer que les efforts de la firme américaine sont insuffisants. «Facebook ne perd pas de temps pour supprimer des svastikas mais il ne fait rien contre le discours haineux de Wirathu, qui traite les musulmans de chiens», déplore auprès du New York Times Phil Robertson, directeur adjoint de l’ONG Human Rights Watch en Asie.
Ce dernier fait référence au moine bouddhiste Ashin Wirathu, surnommé le «Hitler birman», dont le mouvement ultra-nationaliste est interdit en Birmanie depuis mai 2017. Jusqu’en février 2018, moment choisi par Facebook pour enfin supprimer son compte, celui-ci publiait sur le réseau social des messages haineux à l’encontre des Rohingyas, photos de cadavres ou de violences à l’appui qu’il considérait comme autant de preuves des massacres commis par la minorité musulmane. Lors de la suppression du compte d’Ashin Wirathu, Facebook avait déclaré que les «normes communautaires interdisent les organisations et les personnes qui promeuvent la haine et la violence». En août, le réseau social avait également indiqué avoir banni le commandant en chef de l’armée birmane, Min Aung Hlaing, accusé de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre par l’ONU.
En pleine opération séduction pour redorer son blason, malgré les tuiles qui continuent de s’accumuler, Facebook a annoncé cette semaine avoir procédé à la suppression de 425 pages et 135 comptes, qui derrière leur apparence normale cachaient des liens avec la junte militaire en Birmanie. Un chiffre qui paraît bien dérisoire au regard de la population birmane, qui s’élève à plus de 50 millions d’habitants. Pour se montrer plus convaincant auprès de l’ONU, Facebook va devoir muscler son jeu afin de contrer la junte militaire qui a transformé un réseau social en un outil de nettoyage ethnique redoutable. Sous peine de voir des ONG l’attaquer en justice et de se faire punir par la communauté internationale.
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Yalayolo Magazine