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Passer du temps à table, une habitude française ? En 2018, une étude de l’OCDE – Organisation de coopération et de développement économiques – pointait que la moyenne européenne du temps réservé au repas était de 30 minutes. Avec une tendance bien différente en France où celui-ci s’élevait à 2 heures et 11 minutes. Certes, mais il ne s’agit pas seulement de se sustenter ; au cours du repas, on refait le monde, on savoure le plaisir d’être ensemble… Alors, oui, le bonheur est dans l’assiette.
PAR MARIE MILLER
Dîner à la française n’est pas juste une invention marketing mais reflète bien une tradition de longue date. Une certaine conception de la manière de recevoir, où la gastronomie importe autant que la décoration et la vaisselle. D’ailleurs, cet art de vivre, le monde entier nous l’envie. L’Unesco a même décidé en 2010 de classer l’art de recevoir en France comme Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Selon les membres du comité, cette “pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que les naissances, les mariages, les anniversaires, les succès et les retrouvailles” serait donc une spécificité du peuple gaulois. Ainsi, le repas gastronomique se doit de respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif avec, entre les deux, au moins quatre plats, à savoir : une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. Bref, ce que dans nombre de familles, on appelle simplement un “repas du dimanche” ou “entre amis”… Il est vrai qu’avec les vies actuelles et les horaires de travail atypiques, le repas, trop souvent, s’est déstructuré. Un plateau repas pris dans le canapé
devant la télévision empêche tout cérémonial ou l’assiette avalée sur un coin de table enlève de la convivialité. Pourtant, le repas revient en force dès que l’on se retrouve entre amis ou en famille. Cela se passe quasi obligatoirement à table. Et cela peut durer des heures.
Passeurs du temps
Car il existe un plaisir indéniable à discuter, disserter, argumenter autour d’un verre de vin en attendant la suite
du repas. On serait, paraît-il, le seul peuple capable de parler nourriture, vin, recette tout en mangeant… Une association pour la reconnaissance de l’art de vivre dans les bistrots et cafés de France menée par Alain Fontaine milite pour que cela soit reconnu en tant que patrimoine culturel immatériel. Le projet avait été retoqué en 2019, car l’appellation bistrots parisiens avait été jugée à l’époque trop restrictive, la décision d’inscrire ou non cette demande à l’Unesco appartient désormais au
ministère de la Culture. Alain Fontaine estime ainsi que “l’art de vivre qui s’observe dans nos cafés et bistrots est fait de rites, d’un langage à part, de codes de conduite : interpeller le serveur, son voisin, passer commande, attendre son tour, pester contre le temps, la vie, la politique…” Très joliment, il dit que “les bistrots et cafés de France sont des passeurs du temps”. Il s’agit bien plus que de boire et manger, il s’agit de la manière de le faire.
Et ça, c’est désormais une affaire bien française ! Si l’on se penche sur une approche plus historique, on
retrouve nombre d’expressions qui s’ancrent au Moyen Âge. Ainsi, si l’on dresse une table, cela fait référence à l’époque où il n’existait pas de pièce dédiée au repas. On dressait donc des tréteaux sur lesquels on installait une grande planche de bois recouverte d’une nappe blanche. A côté, se tenait le “dressoir”, un meuble où était exposée la vaisselle, très rare. Pour les couverts, on a longtemps juste utilisé un couteau et parfois une cuillère. C’est d’ailleurs un objet d’art, à tel point que certains bourgeois la portent autour du cou. Les mœurs ont bien évolué : la nappe servait à s’essuyer les mains, les fourchettes étaient
quasi inexistantes, on mangeait donc avec les doigts. Il faut attendre Henri III pour les introduire en France.
Service à la française
Quant aux “bonnes” manières à table, elles se codifient chez les nobles vers 1530 avec la publication d’un ouvrage d’Erasme, Civilitas morum puerilium. Les bancs autour des tables (d’où le terme banquet) deviennent des sièges individuels, la serviette fait son apparition (au départ pour protéger les collerettes des costumes) et la manière de poser les plats répond à un ordre
précis. Ainsi, sur table, tous les mets sont disposés en respectant une parfaite symétrie. Ce type de service mis en place à Versailles prend le nom de service à la française et devient un standard du savoir-recevoir à travers toute l’Europe. Dans cet ordre établi, tous les plats sont servis en même temps et les pièces de viande arrivent non découpées. Lorsque la Révolution éclate, les grands cuisiniers affectés à l’aristocratie se retrouvent au chômage, en fait contraints à l’exil pour certains
tandis que d’autres ouvrent les premiers restaurants. Comme il se révèle difficile de facturer les plats servis à la française, ils adoptent le service à la russe où les plats sont présentés les uns après les autres et où les viandes ne sont plus présentées entières mais déjà découpées à l’avance. Une méthode désormais entrée dans les mœurs. Notre tradition française doit donc beaucoup aux Russes, qui ont imposé les règles de tenue à table comme la disposition des couteaux et des fourchettes, servir un plat sur la gauche et le desservir sur la droite, servir le vin sur la droite. Des règles toujours appliquées dans les écoles hôtelières. Tout concours au plaisir du repas. Les mets, les vins bien évidemment, mais pas seulement. C’est ce que met
en avant Jean Imbert, nouveau chef du Plaza Athénée lorsqu’il dit que “dans une assiette, on raconte une histoire. Cela ne se limite pas au goût. Il y a aussi le dressage, la vaisselle, le lieu et son histoire, le cadre, l’équipe…”. Le repas mais aussi la vaisselle, la nappe et les serviettes, les couverts et la décoration. Le plaisir gustatif commence avec celui des yeux. Alors, à table!
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