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Comment innover quand on est un groupe international spécialisé dans les gaz industriels ? “Il faut faire rêver”, répond François Darchis, Senior Vice President, Innovation & Development et membre du COMEX d’Air Liquide.
Aujourd’hui, je suis chez Air Liquide, et ça commence fort : je suis reçu par François Darchis, Senior Vice President, Innovation & Development et membre du COMEX. Il remarque que sur ma carte de visite, mon titre est “CEO et Enchanteur”. Ça l’intrigue. Je lui explique quelques-uns des liens entre magie et innovation. Ça l’amuse et il me dit que, oui, en effet, pour innover il faut faire rêver.
Longtemps leader dans son secteur, Air Liquide est en train d’être dépassé par Linde, issue de la fusion de l’entreprise allemande Linde et de l’entreprise américaine Praxair, jusqu’ici respectivement classées quatrième et seconde dans le secteur des gaz industriels. Il y a quelques années, pour mon livre Innovation Intelligence (2015), j’avais réalisé une étude de cas sur Air Liquide car l’entreprise était alors précurseur : Air Liquide était l’un des premiers groupes industriels en France à mettre en place une entité et un lieu dédiés à l’innovation de rupture, le iLab, dès 2014. Cinq ans plus tard, je souhaitais avoir un retour d’expérience précis. La raison de ma rencontre avec François Darchis.
Géologue de formation, François Darchis entre à la R&D de Air Liquide en 1981. Il est aujourd’hui Senior Vice President et membre du comité exécutif du groupe depuis 2002. Face aux nouveaux défis dans le secteur des gaz industriels, il souligne que Air Liquide entend bien rester leader sur le plan de l’influence, de la vision et de l’innovation. Le leadership est une question de taille, mais aussi et surtout d’agilité pour innover. Réciproquement, l’innovation est un moteur de transformation pour le groupe.
Axes d’innovation pour Air Liquide
Les axes d’innovation pour Air Liquide correspondent à trois transitions majeures : la transition énergétique, la transition vers la santé à domicile, la transition numérique.
Air Liquide est une entreprise dont le produit, c’est-à-dire des gaz industriels tels que l’azote et l’oxygène, correspond en valeur à de l’énergie (75%) et à du travail et du capital (25%). Cela fait du sujet de la transition énergétique un sujet prégnant, à la fois pour Air Liquide et pour ses clients. En effet, derrière l’énergie se cachent la notion de CO2 et d’accessibilité à l’énergie. Réduire la consommation d’énergie en inventant de nouvelles solutions s’inscrit dans la continuité de l’activité d’Air Liquide.
La transition énergétique permet de trouver de nouveaux cas d’usage pour des technologies déjà inventées. En effet, la demande du marché est en train d’évoluer très rapidement. Cette tendance s’accompagne d’une demande sociétale (par exemple la transition énergétique est passé d’un épiphénomène à un sujet majeur dans les médias). Parmi les conséquences, des incitations politiques de plus en plus motivantes… et bien entendu, une transformation réglementaire. Et ces transformations sont la source d’innovation. Certaines technologies, inventées jadis par Air Liquide deviennent pertinentes pour atteindre les objectifs de réduction des émissions. François Darchis cite par exemple le cas du transport maritime (notamment celui du gaz naturel) : les bateaux ne devant plus émettre de CO2 celui-ci est désormais recondensé grâce à une technologie historiquement développée par Air Liquide pour des applications spatiales.
Le but d’Air Liquide est donc de traiter la transition énergétique à la fois comme un champ de contraintes internes, et comme un champ d’opportunités externes. A travers la croissance sur ce nouveau marché, l’entreprise espère pouvoir aider d’autres acteurs industriels à effectuer la transition.
Du point de vue d’Air Liquide, la transition d’une partie des soins vers le domicile s’amorce il y a une trentaine d’années. Il s’agit alors de permettre le traitement par oxygénothérapie à domicile. Puis vient le traitement de l’apnée du sommeil et du diabète. Tout cela permet de définir un nouveau champ d’opportunités : la prise en main thérapeutique sur pathologies chroniques à domicile, via des objets technologiques et, surtout, une activité de service significative (accompagner et rassurer les patients et leur famille).
Air Liquide est en avance dans ces domaines par rapport à l’industrie du digital, et à l’industrie du device. Ces développements s’inscrivent dans la continuité des métiers existants d’Air Liquide.
La transition numérique permet de sortir d’un monde de compression des données. Ce changement constitue un progrès dans la mesure où il permet de traiter un maximum de données en vue d’une décision.
Son objectif est à la fois d’améliorer l’excellence opérationnelle des entreprises, et de rendre plus précise les interactions avec le client, en réduisant les incertitudes, notamment logistiques.
En termes de design, son principe est de cacher la complexité de choses qui n’importent pas à l’utilisateur. En ce sens le digital accélère la simplification de la complexité apparente.
Face au danger potentiel de nouveaux entrants du type Amazon, François Darchis fait valoir le caractère relativement peu standardisé des produits et services liés aux gaz industriels. Il souligne que l’intermédiation digitale est d’autant plus un risque que les produits sont standardisés : c’était bien le cas du livre avec Amazon au début.
François Darchis note qu’un cas particulier de compression des données est la démocratie représentative. L’émergence des Gilets Jaunes est en ce sens liée à la transformation digitale.
Comment innover ?
Air Liquide innove mais sans rompre avec son identité de fournisseur de produits et de services liés aux gaz industriels. Pas question d’entrer dans une logique de transformation totale : le métier de l’entreprise reste celui de fournir des “petites molécules essentielles” à ses clients, avec une base capitalistique importante, continuellement renforcée par l’investissement.
Ce point est intéressant, car il tranche avec le point de vue de bon nombre d’entreprises qui cherchent à repenser leur métier — je cite souvent dans mes conférences le cas de Pernod Ricard, qui ne vend plus de spiritueux, mais qui “permet la convivialité”.
Air Liquide mène depuis plusieurs années une politique d’ouverture de sa R&D.
Pour cela, Air Liquide, précurseur en la matière avait créé le iLab, dédié aux nouveaux business et à l’innovation de rupture — j’en avais parlé dans mon dernier livre. Le i-Lab, tel qu’il a été créé il y a cinq ans a rempli sa fonction et a permis de tirer des leçons. Le do-tank est notamment en train d’être transformé en village de startups. Avec le recul, le iLab est maintenant perçu comme le véhicule d’acculturation aux nouveaux modes de travail.
Par ailleurs, Air Liquide a organisé ses centres de recherches sous la forme d’innovation campus (à Shanghai, Tokyo, Séoul, Francfort, Paris, et Newark (Delaware)). Ces centres de recherche sont connectés aux écosystèmes, sont ouverts et sont situés aux endroits où il faut être, avec un mélange transversal de membres d’Air Liquide et de participants externes. C’est une manière de centrer la recherche non pas sur elle-même, mais sur ce qui se passe à l’extérieur, ce qui n’est pas sans me rappeler l’activité de ma propre entreprise, Presans. L’automne dernier, j’étais invité à l’inauguration du centre du campus d’innovation parisien aux Loges en Josas : l’ouverture est effectivement de mise !
La bienveillance correspond à l’ouverture, à la réceptivité aux idées partagées de manière impromptue, lors de pauses autour de la machine à café, lors de discussions de couloir, lors de déjeuners. Les processus doivent permettre ces brassages, ménager des espaces de spontanéité.
Un esprit de bienveillance et de confiance qui se mérite par les résultats, fondé sur la raison et non sur la passion.
La réussite est collective, l’échec individuel : les projets doivent être portés par plusieurs hubs.
Pour aller à l’essentiel, François Darchis croit davantage au récit plus qu’au slides : un projet doit avant tout motiver le résultat qu’il vise, puis détailler la méthode pour parvenir au résultat.
La durée est ce qui permet d’articuler innovation planifiée et innovation émergente. Le rôle de la direction de l’innovation est de driver l’innovation en favorisant la conjonction d’une multiplicité de facteurs a bon moment, au bon endroit, avec une bonne allocation de capitaux humains et financiers.
Pour cela, la bienveillance mentionnée précédemment s’exprime avant tout sur la durée. C’est le temps qui permet à l’activité de R&D de pleinement exprimer son impact sur l’activité.
Les nouveaux cas d’usage mentionnés plus haut sont un exemple de ce rôle de la durée, dès lors qu’ils activent des solutions technologiques jusqu’ici dormantes. Le portefeuille de technologies disponibles grâce à l’effort de R&D est bien plus grand que le nombre d’applications intégrée dans un produit, tel un musée qui n’expose qu’une fraction de son catalogue de collections.
L’exemple du transport maritime et de la réduction des émissions de CO2 grâce à une technologie issue du spatial évoquée plus haut, est emblématique de cela.
A très long terme, la vision d’Air Liquide est une civilisation industrielle largement basée sur l’hydrogène, notamment pour les transports.
Comme d’accoutumée, j’interroge François Darchis sur ses héros. Il nomme trois figures. La première est Alexandre le Grand, dont l’élan impérial mêle force et insouciance, capable d’embarquer les hommes avec lui sans s’embarrasser d’explications. La seconde est Platon, pour sa vision philosophique. La troisième figure héroïque n’est autre que Steve Jobs, un homme qui sentait mauvais, pleurait, n’était pas capable d’acheter des meubles, qui faisait suer tout le monde, qui flottait un drapeau pirate… Elon Musk en mieux ! Voilà en tout cas des individus qui se lancent avec désinvolture… qui ne succombent pas sous le poids des processus, qui parviennent à vaincre la machine. L’innovation exige cela : combiner la contrainte et la grâce.
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Yalayolo Magazine